Annie Chalon-Blanc

Annie Chalon-Blanc

Référence, sens des noms des choses et des nombres

 

Référence, sens des noms des choses et des nombres

 

 

Mots-clés

 

Référence : Objet, élément, partie, désignés par un nom.

Sens : Référence qui reste en puissance dans un nombre illimité de contextes.

Nom propre : Nom qui désigne (en logique) un objet, une partie, il est le substitut de la référence.

Usage correct : Utiliser un nom dont la référence est commune pour tous.

Usage falsifié : Utiliser un nom qui n’a pas de référence.

 

Cet article tente de clarifier l’usage que l’on peut faire des noms des choses et des nombres tant il arrive que ces noms soient utilisés de manière imprécise dans de nombreux écrits.  Bien que tirées de Frege (1892) et Strawson (1977), les définitions données ci-dessus et développées dans le texte n’épuisent pas le débat sur « sens » et « référence » et n'évitent probablement pas les pièges de la simplification des définitions.  Les ouvrages des logiciens, linguistes et psychologues, cités en fin d’article, permettront à chacun de saisir la complexité des problèmes soulevés par ces deux notions.   

 

Les noms des choses

 

En logique, les noms des choses indiquent un objet déterminé : un élément, une partie, un ensemble ; ils sont les substituts de la référence et sont appelés des noms propres. Ils ne font rien qui soit réductible à un rapport de prédication, c’est à dire qu’ils ne disent rien des qualités de l’objet. Ex : Dans une série de crayons, « le crayon rouge du milieu », ou « le 5ème crayon à partir de la gauche » sont des noms propres, puisque ces deux expressions dénotent un objet particulier. En revanche, « le crayon est bien taillé » ou « ce crayon a une mine fragile » sont des expressions qui qualifient l’objet. Il ne s’agit donc pas de noms propres.

Peut-on déduire de ces définitions que le sens d'un nom propre est l'objet auquel il réfère ? Non, car l’objet dénoté est sa référence seulement. Il n’est pas son sens, comme nous tentons de le préciser ci-dessous.

 

La référence 

Un jeune enfant apprend relativement vite à quel objet réfère un nom entendu puis lu. Dès trois ans, devant un tas de crayons de couleur, il sait montrer « le crayon rouge » si on le lui demande, il peut même se le représenter sans aucun matériel concret. Il aura plus de mal à montrer « le 5ème en partant de la gauche », sauf si on lui a appris à le reconnaître, comme Köhler[1] avait dressé ses corbeaux à reconnaître une collection de 5 éléments.

À douze ans et même avant, après avoir regardé une cartographie du cerveau qu’il n’a plus sous ses yeux, le préadolescent sait montrer correctement sur son crâne les zones pariétale, frontale, temporale, etc. Il sait faire référence.

Plus délicate est la question de savoir ce que devient la référence quand l’objet dénoté n’est pas un objet localisable dans le temps et l’espace.  Par exemple, quelles sont les références du « Petit Poucet » ou du « paradis » ? Frege (1892) apporte une réponse relativement claire à ce genre de question. Selon lui, deux personnes se représentent dans ces cas le même objet, bien qu'elles en aient des représentations distinctes. Il pose subjective la représentation qui doit être datée, attribuée à quelqu'un tandis que l'objet dénoté est commun, indépendant du penseur. A l’instar de Frege, nous retiendrons que, même localisées dans l'esprit d'un sujet, les références du « Petit Poucet » et du « paradis », soit les références des noms propres, ne sont jamais les propriétés individuelles de celui-ci puisque toujours objectivables. Seules leurs représentations sont subjectives.

 

Le sens est, lui, gouverné par la référence du nom ou de l’expression dans un nombre illimité de contextes (Ibid.) Il s’ensuit que le sens d’un nom propre n’est pas indépendant de sa référence. Précision importante car tout nom ou toute expression peut avoir un sens en tant qu’unité linguistique, sans avoir pour autant une référence. « Le Vaillant Petit Tailleur de Charles Perrault » [2] ou « le paradis fiscal de Charles de Gaulle » sont deux expressions qui ont du sens mais qui ne réfèrent à rien. En ce cas, leur usage est dit falsifié (Strawson, 1977, p.18), et non pas correct. Dans la suite du texte, il sera presque exclusivement question de l’usage correct des noms (références objectivables), et non de leur usage falsifié (absence ou erreur de référence).

De cette définition précise, on tirera que le sens du nom « le crayon » sera construit relativement tôt par les enfants, sa référence pouvant être maintenue stable dans un très grand nombre de contextes dès l’école maternelle. A l’inverse, le sens des expressions « zones pariétale, frontale, etc. » ne sera construit que par les spécialistes du cerveau et des neurosciences qui seront, seuls, capables de maintenir stables leurs références dans un nombre illimité de contextes.

 

Les noms des nombres   

 

Précisons que les noms des nombres ne sont pas appelés des noms propres. Ils ont néanmoins une référence qui doit rester en puissance dans un nombre illimité de contextes pour qu’ils trouvent leur sens.   

 

Premières références : Entre 3 et 6 ans, les enfants apprennent les noms des premiers nombres pour étiqueter les objets sur lesquels ils s’exercent, mais ils n’en font pas toujours un usage correct. 8 bien dit, bien énuméré, bien écrit ne réfère pas toujours à 8 objets (le comptage peut s’arrêter à 7, aller jusqu’à 9 etc.). Et, même lorsque l’usage des noms des nombres s’avère correct, leur sens n’est pas nécessairement construit. Il s’agit alors pour Piaget d’un pseudo-nombre, simple mémorisation de la suite verbale des nombres. Nous renverrons le lecteur à l’article précédent qui montre que la pratique du dénombrement ne garantit absolument pas l’utilisation du nombre comme un outil mathématique ( Les étapes de la construction du nombre, blog mai 2018).

 

Le sens d’un nombre sera presque construit dès que sa référence restera invariante dans des contextes très différents :  8 feront toujours 8 qu’il s’agisse de 8 centimes ou de 8 millions d’euros. Plus précocement, dès que deux collections de 8 jetons reconnues équivalentes au départ feront toujours 8 dans une pile, une rangée, un cercle, le sens de 8 sera presque construit puisque sa référence ne collera plus aux objets ou aux situations apprises. Son sens sera presque construit (répétons-nous) parce qu’il ne s’agit pas encore du sens achevé du nombre 8. Celui-ci sera acquis, comme celui de n’importe quel nombre, seulement lorsque le très grand enfant comprendra que 8 peut être composé à partir d’un nombre illimité d’opérations. Mais dès qu’un enfant saisit qu’un nombre entier est toujours séparé du suivant par l’itération +1, et du précèdent par -1, il construit le sens des premiers nombres.

 

Dans les années 60, on menait des recherches sur la construction du sens des nombres sans jamais les nommer. Par exemple, Gréco (1960) rapporte de jolis exemples sur la genèse de l’opération additive +1 et de son inverse -1. Il interroge sur la relation de successeur (+1), du successeur du successeur (+2), du prédécesseur (-1), du prédécesseur du prédécesseur (-2), etc.

 

À 5/6 ans, devant des tas de jetons allant de 1 à 8, construits avec lui, puis de 11 à 20 construits par l’expérimentateur, un enfant prévoit les différences de +1, +2 pour certains successeurs ou de -1, -2 pour certains prédécesseurs mais pas pour tous. Il sait pourtant dire sans erreurs « un et un deux, deux et un trois, sept et un huit ». Simples additions verbales qui ne renvoient ni à l’addition arithmétique : 7+1=8, ni à la soustraction : 7=8-1.  

 

À 6/7 ans environ, l’enfant argumente et résiste aux contre-suggestions : « Celui d’après, c’est un de plus ; alors celui encore après, c’est deux Pourquoi pas 3, puisque ça fait 3 paquets ? (Gréco pointe n, n+1, puis n+2) Faut pas dire des bêtises pour me faire tromper. Pour faire 3, faut aller jusque-là, il pointe le paquet suivant (n+3) ; 1 et 1 ça fait deux, ça fait pas 3 ! » Les prévisions sont également correctes sur des distances de 3, 4, 5 etc. « C’est toujours 2..., et puis il y a un de plus et encore un de plus… » Le nombre appartient alors à une série équidistante : chaque élément est séparé de son successeur par +1, de son prédécesseur par -1, quelle que soit sa place dans la série (pp. 180-181).

 

De sorte que lorsque l’enfant assure qu’en étant à 7+1 = 8, 6+2=8 (et non pas à 8 bien compté), il était juste avant 8-1=7, et encore avant à 8-2=6 (pas simplement à 7 ou 6), il relie les premiers entiers les uns aux autres par l’itération additive et son inverse. À chaque place de la série il peut inverser, annuler les opérations (+1, +2, +3), mais aussi inverser mentalement et immédiatement ces annulations (-1, -2, -3) pour retrouver les opérations directes.

Ces ajouts et ces retraits d’abord effectués avec des nombres figurés concrètement (jetons, perles …), puis de manière symbolique (OOO), le seront enfin à l’aide de l’écriture des nombres (5,6,7,8, etc.). Signes qui n’entretiennent aucune ressemblance avec les quantités discrètes qu’ils véhiculent. La référence d'un nombre devenant alors stable dans un nombre illimité de contextes, son sens sera construit.

 

En clair, nous tenions à rappeler brièvement qu’on ne change pas tous les jours le sens des noms des choses parce que leur référence — l’objet qu’ils dénotent — est arrêtée une fois pour toutes et partagée par le groupe social qui l’a définie. Ensuite qu’un nombre n’a aucun sens pris isolément. Il trouve son sens, une fois relié aux autres par l’itération additive et par l’inclusion des prédécesseurs sous tendue par l’inversion de l’itération.

 

A.C.B.

 

 

Références (usage correct).

Chalon-Blanc, A. (2018). Les étapes de la construction du nombre, www.anniechalon-blanc.com

Gréco, P. (1962) : Structures numériques élémentaires, E.E.G. XIII, Paris : P.U.F. (pp : 29-70).

Gréco, P. (1960) : Recherches sur quelques inférences arithmétiques et sur la compréhension de l’itération numérique chez l’enfant, E.E.G. XI, Paris : P.U.F. (pp : 149-213).   

Frege, G. (1971). Sens et dénotation, Ecrits logiques et philosophiques, Paris : Seuil, traduction Claude Imbert. (pp 102-126, ed. Originale1892).

Strawson, P.F. (1977).  De l’acte de référence, Etudes de logique et de linguistique, Paris : Seuil (pp : 9-38).

 



[1] Köhler, W. Psychologue allemand qui dressa notamment des grands singes et des corbeaux. Ces derniers savaient reconnaître une collection de 5 éléments, mais pas de 3 ou de 4.

 

[2] Le Vaillant Petit Tailleur est un conte allemand des frères Grimm.



17/02/2019
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