Annie Chalon-Blanc

Annie Chalon-Blanc

L'invention du nombre

 

 

L’invention du nombre

 

 

Comprendre l’invention du nombre, c’est adopter le point de vue d'un autre qui ne connaîtrait rien du nombre et qui appartiendrait à un très lointain passé ou à une peuplade non acculturée d’aujourd’hui. Le comprendre demande une décentration peu aisée tant les noms des nombres viennent spontanément à l'esprit pour répondre à la question : « Combien ? » L'histoire qui suit est donc une fiction utile à présenter les obstacles qui ont tenu en échec les inventeurs des réponses à la question « combien », et des solutions qu'ils ont trouvées pour les dépasse

 

 

1.  La fiction du berger

 

Les obstacles

 

Vers 10000 avant Jésus-Christ, on donne à un jeune berger la responsabilité d’un grand troupeau. Il observe très attentivement ses moutons comme il le faisait avec un petit troupeau ; il essaie de les distinguer un à un, éventuellement de les nommer. Il n’est pas sûr de réussir. Les animaux ne cessent de se bousculer. Le jeune garçon ne parvient pas à se convaincre qu’aucun n’a été oublié ou repéré plusieurs fois. Cette appréhension qualitative (repérage de signes distinctifs) et/ou nominale (nom donné à chacun) ne le satisfait pas.  Il cherche une autre manière de repérer chaque mouton pour répondre aux questions : combien au départ, combien à l’arrivée. Réponses qui n’appellent plus forcément les mêmes éléments !

 

Les solutions

 

Il commence à mettre un doigt face à un mouton : ce doigt-ci pour celui-ci, ce doigt-là pour celui-là. Mais les pointages successifs de ses mains sont si fugaces qu’il lui est impossible de les mémoriser. Il veut garder une trace fixe et fiable de ses pointages, il trouve alors deux solutions :

 

1- Tailler rapidement une encoche sur un bâton pour chaque mouton du départ aussitôt écarté (trace fixe).

2-  Délimiter l’espace de départ afin de tailler une encoche dès qu’un mouton et un seul sortira de la limite fixée. Au retour, il lui faudra aussi laisser passer un mouton et un seul au-delà de la limite pour pointer immédiatement une encoche et une seule sur son bâton (trace fiable).  

 

Ce berger est passé d’un monde qualifié (basé sur une correspondance qualitative et/ou nominale) à un monde quantifié (fondé sur une correspondance exacte et quelconque). Exacte (un et un seul) ; quelconque (n’importe quel(le) pour n’importe quel(le)). Peu lui importe dorénavant que reviennent les mêmes moutons. Une seule idée le préoccupe : pointer au retour un mouton et un seul pour une encoche et une seule. C’est-à-dire retrouver la correspondance exacte et quelconque entre les moutons d’arrivée et les encoches.

 

Sans le savoir, ce jeune homme vient d’inventer le nombre car :

 

1)  il a manié des unités : un élément vaut pour un autre élément, quelles que soient ses qualités (encoches = moutons), quel que soit l’espace qu’il occupe (les encoches taillées sont plus petites et plus resserrées que les moutons épais et éloignés les uns des autres) ;

2)  il a établi des égalités qui éliminent toutes les différences entre les moutons de départ, les encoches et les moutons d’arrivée (tous les moutons de départ = toutes les encoches = tous les moutons d'arrivée).

 

Notons que chaque enfant doit, lui aussi, réinventer le nombre pour passer d’un réel qualifié à un réel quantifié. Passage où l’on assiste, selon Piaget, au dégel des configurations perceptives.

 

Illustrons ce changement avec l’exemple d’un sapin de Noël. A l’admirer et à le photographier, il est vraiment beau avec ses boules, ses guirlandes et autres décorations joliment en place. Quand on se demande combien il y a de boules, de guirlandes et de babioles, la seule chose qui compte est de savoir si chaque décoration a été pointée ou non, de manière à n’en oublier aucune ou à n’en pointer aucune deux fois. Plus aucun souci d’esthétisme pour effectuer cette correspondance entre les noms des nombres et les décorations. Le beau sapin est mentalement bousculé, dégelé pour savoir si les décorations accrochées sont en nombre égal, inférieur ou supérieur à celles qui étaient conservées pêle-mêle dans une boîte.              

 

C’est ce même bouleversement du réel que le jeune berger a connu en inventant le nombre. S’il est probablement au bout de ses peines, il lègue à ses successeurs des correspondances trop lourdes à gérer. Plus il y aura d'éléments à pointer, plus l’erreur sera redoutée tant et si bien qu'ils chercheront des solutions plus économiques que les siennes pour assurer des correspondances quelconques et exactes. Ils traceront notamment une grande encoche sur un bâton pour représenter les doigts de leurs deux mains. L'innovation sera de taille : gagner du temps et alléger la mémoire.

 

2.     Evolution

 

La base « 10 » sera inventée et les nouveaux compteurs commenceront à insérer les unités dans un ensemble où chaque élément pourra être mis en relation avec un autre (+, -, = ), c’est-à-dire un système. Celui-ci sera d'autant plus facile à développer que des noms spécifiques seront attribués aux unités et aux bases et des symboles simples aux égalités, ajouts et retraits. Toute trace dispendieuse deviendra inutile, l'économie sera maximale et le système voué à une évolution infinie.

 

-  Imaginons que le berger ait eu quelque chose comme 15000 encoches à tailler pour établir une correspondance entre ses moutons et ses encoches, il lui aurait fallu beaucoup de bâtons et de temps pour réaliser cette tâche avec un contrôle très incertain. Les noms et les symboles vont donc permettre d’établir des correspondances rapides avec un meilleur contrôle.  

 

 - Les bases 10, 60, 100, les noms des nombres, les premiers symboles ont été inventés, semble-t-il, entre 9000 et 2000 ans avant Jésus-Christ (Ifrah, 1994).

 

 

Si la puissance d'évocation des noms est incontestable, son pouvoir illusoire l'est également. Les noms des nombres si économiques soient-ils font illusion tant qu'ils réfèrent à des éléments isolés et non pas à des unités reliées en un système, comme le montre l'observation ci-dessous recueillie par Gréco (1962). Pat, comme de nombreux jeunes enfants d’aujourd’hui sait bien la comptine mais n’a pas encore construit le système des nombres, comme nous l'avons défini ci-dessus.

 

Pat (4 ans 10 mois ; ses réponses sont en italiques) - Compte jusqu'à 19, et dénombre correctement et sans hésitation une ligne irrégulière de 13 jetons. On lui présente alors une configuration irrégulière, une sorte de grecque, composée de 9 jetons blancs et une boîte pleine de jetons rouges. Commence alors l'épreuve proprement dite : "Prends égal de rouges, il ne doit pas y avoir plus de rouges que de blancs. Il faut égal de rouges et de blancs - Est-ce qu'on peut faire une petite ronde ?  - Si tu veux, tu fais comme tu veux. Mais tu dois prendre égal de rouges et de blancs, le même nombre. - Je vais faire une petite ronde alors." Il prend alors une poignée de jetons (=11), les pose sur la table et les dispose minutieusement en cercle régulier, sans s'occuper du modèle. "Voilà, ça fait une petite ronde et comme ça, c'est fermé. -Mais est-ce qu'il y a la même chose de rouges et de blancs ? - Ah non ! C'est une petite ronde ; Je vais faire comme ça. (Avec ses 11 jetons, il fait d'abord une colonne verticale de 8, puis construit à côté une ligne en U rectangulaire, de 14 jetons, en prenant 11 nouveaux jetons dans la boîte.) Voilà, ça y est! (Il y a alors 22 jetons rouges sur la table.) - Est-ce qu'il y a le même nombre de rouges et de blancs ? - Ah! Mais non, il faut faire un petit rond (mais, prié de le faire, il se borne à répartir ses 22 jetons en deux colonnes égales et parallèles). C'est fini ! - Est-ce que c'est bien égal ? - Oui! – Où ? Là et là ? (On montre les deux colonnes de rouges, égales en effet.) - Non, là ! (Il montre tous les rouges) et là (montre tous les blancs) ! - Tu es bien sûr ? - Heu. Qui a plus, toi ou moi ? - C'est moi! (Ravi) - Alors qu'est-ce qu'il faut faire pour qu'on ait égal tous les deux ? - En enlever un peu (Il ôte aussitôt 14 rouges, mais sans regarder les blancs, et réarrange en ligne brisée les 12 jetons rouges qui restent). - C'est égal maintenant les rouges et les blancs ? - Je sais pas. - On pourrait savoir si c'est égal ? – Non  !" ( dernière réponse particulièrement éclairante pour notre propos, E.E.G. XIII, 1962, p. 35)

 

Pour finir rappelons que, dans le constructivisme piagétien, les inventeurs du nombre comme les enfants qui le (ré) inventent, ajoutent des propriétés aux objets qui ne laissent aucune trace sur eux : être des unités, être des collections égales.

Toute propriété quantitative est ajoutée aux objets et non pas inscrite sur eux, si bien que la notion de quantité est indépendante des configurations perceptives (forme, taille, longueur). On ne voit ni les unités ni les égalités ou les inégalités mais les éléments et les collections qui les figurent (les moutons, les encoches, les doigts.)

 

3.    Résumé et Mots-clés en italiques :

 

1)   les unités ont été inventées grâce aux capacités qu’a eues le sujet de mettre en correspondance exacte et quelconque les éléments de plusieurs collections ;

 

2)    la propriété « être un quelconque pour un quelconque », tirée des seules actions du sujet,  ne laisse aucune trace sur les objets, elle est donc totalement illisible dans les données sensibles  

 

3)  les premiers  noms et  signes spécifiques des relations entre les nombres permettent une  puissance indéfinie d'évocation et stabilisent  le système qui est alors voué à une évolution infinie.

 

 

A.C.B.

 

 

Références

 

Chalon-Blanc, A. (2005). Inventer, compter et classer - De Piaget aux débats actuels. Paris : A. Colin.

Chalon-Blanc, A. (2011). Piaget : Constructivisme – Intelligence, Presses Universitaires du Septentrion.

Gréco, P. (1962). Quantité et quotité. Nouvelles recherches sur la correspondance terme à terme et la conservation des ensembles, et Morf, A., Structures numériques élémentaires, E.E.G. XIII, Paris: P.U.F.

Ifrah, G. (1994). Histoire universelle des chiffres, Paris : Robert Laffont.

Piaget, J. et Szeminska, A. (1941).  La genèse du nombre, Paris : Delachaux et Niestlé.

 

 

 



23/01/2017
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