Annie Chalon-Blanc

Annie Chalon-Blanc

L'intelligence : une conception originale de Piaget

 

Nature ou conception de l’intelligence selon Piaget.

 

Nous nous proposons de commenter un texte de Jean Piaget, publié en 1951 dans la revue « Société française de Philosophie », où l’auteur explique la nature de l’intelligence.

Pour saisir l’originalité de ce texte, nous rappellerons que Piaget opère une véritable révolution scientifique en plaçant l’origine de la pensée logico-mathématique dans l’action. Selon lui, l’intelligence existe avant le langage et elle n’est jamais la copie de tableaux perceptifs (cf. les articles publiés ici sur l’intelligence de septembre 2013 à mai 2014).

 

« … En analysant le mécanisme de l'intelligence - ce qui a été mon sujet d’étude pendant plus de vingt ans - on est frappé du fait qu'un acte d'intelligence est toujours un système d'actions, mais d'actions qui présentent cette particularité d’être des actions réversibles. Nous entendrons par réversibilité la possibilité de dérouler une action dans les deux sens, c'est-à-dire d'aller de A en B, mais également de procéder de B en A ; la réversibilité est donc la capacité du retour.

Or, cette possibilité du retour parait fondamentale dans l'explication de l'intelligence.

Nous revenons d’abord, à l’aide d’exemples, sur les deux expressions : un système d’actions réversibles et la capacité de retour.

 

Exemple 1 : Un système d’actions réversibles réellement exécutées

La multiplication des écrans. Un écran A, par exemple le béret de Jean Piaget, est placé à la gauche de Jacqueline Piaget âgée de douze mois, et un écran B, une couverture, à sa droite. Piaget vérifie d’abord que sa fille peut aller chercher sa montre sous A. Puis il glisse sa montre successivement sous A et B. Dès que la montre a disparu sous B (la couverture), la petite fille va la rechercher. Que signifie cette recherche sous le second écran ? Selon Piaget, afin d’annuler la disparition sous le second écran, la petite fille a dû nécessairement l’annuler sous le premier, alors que la réciproque n’est pas vraie. Elle a vu et a suivi l’effectuation du geste qui consistait à reprendre la montre sous le premier écran (A). Ce geste a été doublé d’un acte à rebours qui l’annulait, il a donc été conservé. De même, elle a doublé à rebours (= par le retour à la montre dans la main) l’acte qui a consisté ensuite à glisser la main sous la couverture (B). Autrement dit, les deux actes effectués pour cacher sous le premier et le second écran ont été conservés et annulés. Ils ont été inversés tout au long de leur effectuation et reliés chronologiquement l’un à l’autre, mais à rebours. Sous de telles conditions, Piaget parlera d’un système d’actions réversibles.

 

Exemple 2 : Un système d’actions réversibles intériorisées

L’enfant de sept ans et la conservation de la quantité de substance : On présente à un enfant une boule de plasticine, puis on lui demande de fabriquer une boule égale en quantité à partir d’un autre morceau de plasticine. Quand l’enfant de sept ans affirme, après sa réalisation, qu’il y a égalité entre les deux boules, on transforme l’une d’elles en un bâton et on lui pose la question de la conservation de la quantité : « Est-ce qu’il y a plus de pâte dans la boule ou dans le bâton ? » L’enfant qui répond : « Il n’y a pas plus, il y a égal dans les deux parce qu’on peut refaire la boule » ne lit pas l’égalité dans les données perceptives puisque d’un côté il voit une boule ronde, et de l’autre un bâton allongé. Cette réponse est intelligente : elle introduit de la continuité dans la discontinuité des formes puisqu’elle réaffirme l’égalité quantitative invisible grâce à une pensée qui annule la transformation directe (faire un bâton) grâce à la capacité de retour (refaire la boule), que Piaget appellera plus tard : la réversibilité par inversion.

À cet âge, l’enfant aurait tout aussi bien pu dire : « C’est égal parce que c’est long dans le bâton, et dans la boule, c’est gros». Réponse tout aussi intelligente que la précédente car la solidarité entre la longueur et la minceur n’est pas plus inscrite dans les données que l’annulation de la transformation directe par un retour à l’état initial. Ici encore, l’enfant double en pensée l’action directe (allonger) par celle qui en est indissociable (mincir), sa réciproque. Piaget appellera cette pensée qui compense deux dimensions dont les effets s’annulent : la réversibilité par réciprocité. 

 

On a souvent caractérisé l'intelligence par la notion du détour : être intelligent serait être capable de faire des détours par l'action ou par la pensée.

– Rappel: Un acte intelligent consiste à inventer une solution non inscrite dans les données immédiates, il s’agit d’un détour (cf. "L’intelligence chez le bébé " publié sur ce blog en septembre 2013).

 

Mais je crois qu'il y a plus : si ces détours sont en effet un des éléments essentiels de l'intelligence, il y a aussi la possibilité du retour au point de départ, sans quoi le détour sera sans contrôle, faute de références permanentes.

Cette réversibilité distingue avec une netteté particulière l'intelligence de l'habitude, laquelle est, elle aussi, une coordination de mouvements et d'actions. En effet, l'habitude est irréversible. Nous avons appris à écrire de gauche à droite, ou de droite à gauche si nous sommes Arabes. Or, pour écrire en sens inverse, il faudra contracter une seconde habitude : l'habitude n'est donc pas réversible à elle seule ; une habitude renversée est une nouvelle habitude qu'il faut acquérir parfois aussi laborieusement que la première. De même les chaînes d'associations sont irréversibles ; les perceptions également. Toutes les fonctions mentales, sauf l'intelligence (et sans doute la volonté) sont irréversibles.

Une action réversible, d'autre part, une fois intériorisée, caractérise ce qu'on peut appeler une opération, par exemple, l'addition arithmétique, ou l'addition logique de deux classes en une classe qui les contienne toutes deux. Ce sont là des actions proprement dites quoique intériorisées, et qui sont précisément réversibles.

 

Exemple 3 : L’addition des classes logiques (A+A’=B)

 Devant des images de  8 chats (A) et 2 chiens (A’), la question est la suivante: «Y a-t-il plus de chats (A) ou plus d’animaux (B)?». Les réponses des enfants varient selon les âges et donc selon la réversibilité de leur pensée. A 5 ans, ils répondent qu’il y a plus de chats parce qu’il y en a beaucoup et qu’il n’y a pas beaucoup d’animaux ( ils assimilent la classe emboîtante B à celle des chiens A’), ils ne peuvent penser l’addition de deux classes et son inverse, soit leur retour à la séparation. A 9 ans, au contraire, ils affirment qu’il y a plus d’animaux parce que les chats (A) et les chiens (A’) sont des animaux, autrement dit A + A’ = B, en pensant quasi simultanément :  B - A= A’.

La pensée est devenue réversible, derrière toute dissociation de la classe emboîtante (les animaux) en deux sous-classes (les chats et les chiens), se conçoit la réunion de celles-ci dans les animaux (A+A’=B). L’enfant peut aller librement de toute classe minimale (A) à sa collatérale (A’), à leur réunion en B, et réciproquement.

 

Cette réversibilité joue un grand rôle dans la genèse de l'intelligence. Toute l'étude de la pensée de l'enfant nous fait assister à un passage d'un état initial d'irréversibilité à un état final de réversibilité.

 

Exemple 4 : Irréversibilité de l’action à exécuter

 Un bébé âgé de six mois ne va pas rechercher un objet caché qui a complètement disparu de sa vue. Ce bébé a besoin d’un indice perceptif. Il faut cacher partiellement l’objet pour qu’il le reprenne. À six mois, un bébé n’est donc pas encore capable d’intelligence puisqu’il reste confiné dans les données immédiates. Son incapacité à rechercher un objet hors de sa vue n’est pas un signe d’intelligence. Cette incapacité ne vérifie aucune des deux définitions, retenues dans les articles précédents, puisque la seule solution possible pour lui réclame un indice perceptif et n’introduit aucune continuité entre les conduites passées et présentes puisque l’objet reste caché (cf.  articles septembre 13 et janvier 14).

 

 La pensée du petit enfant est irréversible ; elle avance (donc) [1] toujours à sens unique, sans être capable d'inversions ou de retours. Il y en a de nombreuses preuves; j'en rappellerai une seule : l'absence des notions de conservation durant toute la petite enfance. Le jeune enfant n'a pas la notion de la conservation des quantités, des distances, des ensembles, etc. Or, à analyser la chose, on s'aperçoit de ce fait que toute transformation est pour lui une altération à sens unique : il n'a donc pas de conservation faute d'opération inverse, faute de retour possible au point de départ.

 

Exemple 5 : La non-conservation de la substance

À cinq ans, dans une situation strictement identique à celle de l’exemple 2, à la question de la conservation de la quantité, l’enfant répond : « Non, il y en a plus dans le bâton ». Il se borne à doubler un tableau perceptif, à chercher la solution dans les données immédiates. Il n’a donc pu inverser en pensée la transformation directe tout au long de son effectuation pour revenir à l’état initial. Sa réponse inintelligente est le fait d’une pensée irréversible.

 

Au contraire, lorsque l'intelligence aboutit à des états d’équilibre, les choses changent. On peut parler d’états d’équilibre, au point de vue psychologique, lorsqu'un système de notions ou un système d'opérations n'est plus altéré par l'introduction d'éléments nouveaux. Par exemple une classification : quand la classification est bien faite, on peut y incorporer de nouveaux éléments sans transformer pour autant toute la classification…

(S.F.P., 1951, pp. 140-143)   

 

Exemple 6 : Une classification en équilibre

Si on ajoute une douzaine de poissons à la collection des huit chats et deux chiens de l’exemple 3, l’enfant les réunira en la sous-classe des poissons, puis assurera qu’il y a plus d’animaux ( = extension de la classe) que de poissons. Mieux, si on ajoute à tous les animaux, dix bébés différents, il réunira ces derniers éléments dans la classe des bébés et, dans le meilleur des cas, trouvera le nom de la classe générale ( = sa compréhension) : les vivants ! Bel exploit de la pensée réversible qui permet des réglages souples entre l’extension [2] et la compréhension [2] des classes. 

 Dans ce dernier exemple, se dégagent des preuves manifestes des connaissances logiques chez l’enfant qui répète à sa manière la naissance de la logique dans l’histoire de l’humanité. C’est, selon la très belle expression de Piaget, le dégel des configurations perceptives. Les copies du réel subsistent mais elles sont désormais concurrencées par la logique, c’est-à-dire par une pensée qui bouscule l’ordre du réel, qui remonte le flux des événements, qui réunit des éléments sans aucune ressemblance visible, qui les classe, les ordonne pour construire (et non pas découvrir) un monde intelligible.

 

 

A.C.B.

Chalon-Blanc, A. (1997). Introduction à Jean Piaget, Paris : L'Harmattan, pp. 130-138.

Chalon-Blanc, A. (2005). Inventer, compter et classer - De Piaget aux débats actuels. Paris : A. Colin, pp. 153 179.

Chalon-Blanc, A. ( 2011). Piaget : Constructivisme Intelligence, Septentrion, pp. 61-63.

Piaget, J. (1951). La réversibilité de la pensée et les opérations logiques, Bulletin de la Société française de philosophie, 44, pp. 140-143.

 

 


[1] Ajouté par nous.

[2] L’extension d’une classe est l’ensemble de tous les éléments qui vérifient la compréhension de la classe, dans notre dernier exemple, l’extension de la classe définie en compréhension par les vivants est constituée de deux étendues d’éléments : les bébés et les animaux, cette dernière étant elle-même constituée de deux étendues, les chiens et les chats.  Nous parlons d’une étendue d’éléments pour caractériser l’extension, car à elle seule l’extension n’est pas une classe, elle a nécessairement besoin de la compréhension. Par ailleurs, la classe ne connaissant pas le nombre, nous ne disons donc pas facilement ici, à propos de l’extension,  8 chats, 2 chiens etc.

La compréhension d'une classe est la caractéristique qui permet de réunir en une extension tous les éléments qui vérifient cette caractéristique.

Toute classe est définie par sa compréhension et limitée par son extension. 

Nous reviendrons sur ces points terminologiques très importants dans un  article ultérieur.



20/11/2014
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