Annie Chalon-Blanc

Annie Chalon-Blanc

L'intelligence de l'animal et l'intelligence de l'enfant

 

L’intelligence de l'animal et l’intelligence de l'enfant : quelques repères.

 

 

La frontière entre l'animal et l'enfant

 

Chez le chimpanzé, l'instrument qui prolonge le corps se substitue plus ou moins rapidement au corps. Par exemple, lorsqu'il aperçoit une banane suspendue dans sa cage hors de sa portée, son premier geste est de tendre la main dans sa direction, de sauter le plus haut possible pour l’obtenir. On dirait que sa main suit son regard puis que son corps suit sa main. C’est après ses essais infructueux qu'il cherche un intermédiaire matériel, le bâton qui prolongeant sa main et se substituant à elle, lui permet enfin d'atteindre la banane.

Or, le tout jeune enfant d’un an est à peu près au même niveau que le singe anthropomorphe, il sait atteindre un objet éloigné au prix de tâtonnements infructueux. On appelait naguère cet âge, l’âge du chimpanzé.

Mais dès que l'enfant parle, plus précisément dès qu’il met les mots en relation, il est relativement aisé de montrer qu’il existe une frontière entre lui et l’animal face à des tâches d’intelligence pratique.

Nous présentons ci-dessous diverses épreuves qui mettent en évidence cette frontière.

 

1. La recherche complexe des objets cachés.

 

Piaget (1932) place cinq écrans devant un enfant de trente mois et effectue des cachettes d’abord selon un ordre direct, ensuite selon un ordre alterné. Suivant l’ordre direct, lorsqu’on arrive au cinquième écran, bien que le bébé ait successivement recherché l’objet convoité sous A quand il était sous A, sous B quand il était sous B, etc., il le retrouve directement sous E, sans hésiter, sans tâtonner. La recherche se complique en suivant un ordre alterné : 1, 3, 2, 5, 4. Et pourtant, sans difficultés, le jeune enfant de deux ans et demi va rechercher l’objet sous le second écran alors qu’il est en troisième position, etc. L’ordre alterné ne lui pose plus guère de problème lorsqu’il commence à mettre en relations les mots les uns avec les autres.

 

L’expérience de Gottschaldt, dans les années 30, est à peu près identique à celle de Piaget, mais il la propose à des singes et à des enfants. Il cache devant les yeux d’un enfant une friandise dans une boîte placée dans une rangée de boîtes semblables, puis fait varier la place de la boîte dans la rangée en suivant un certain ordre, par exemple en lui donnant la première puis la seconde puis la troisième place, etc. Il observe que l’enfant qui ne parle pas encore est obligé de tâtonner chaque fois avant de trouver la bonne boîte, le singe procède pareillement, même le plus intelligent ; l’un et l’autre se montrent incapables de conserver[1] et donc de suivre mentalement une variation simple et régulière tandis que l’enfant qui parle y arrive fort bien. Le langage semble s’accompagner chez lui des moyens de découvrir quelques liaisons régulières dans la présentation des faits.

 

2 L'équilibre instinctif et la physique naïve

 Koehler (1927), spécialiste de l'intelligence des grands singes, propose notamment une expérience d'entassement de deux caisses pour atteindre un but. Entassement qui présente deux problèmes :

1) poser la deuxième caisse sur la première, ce que fait très bien un chimpanzé ;

2) adapter la deuxième caisse sur la première pour que l’édifice soit solide, tâche extrêmement difficile pour le chimpanzé qui semble atteindre ici la limite de ses compétences bien qu'il compense le manque d’équilibre de sa construction par son habilité corporelle.

C’est exactement le contraire pour le jeune enfant : bien que fort mauvais gymnaste, il parvient à libérer ses constructions de toute aide corporelle en lui appliquant des notions élémentaires de physique naïve.

 

En clair, contrairement à l’enfant qui parle, il apparaît que : a) le chimpanzé est incapable d'effectuer une recherche systématique, de prendre un moment d'arrêt avant de commencer sa recherche ; son intelligence pratique reste confinée dans l'immédiateté et par conséquent dans les tâtonnements ; b) la substitution de l’instrument à l’organisme est très progressive et ne parvient pas à être totale chez le chimpanzé qui continue à utiliser son corps comme élément statique en de nombreux cas, comme le montre le troisième type d’expérience.

 

3 La construction d’un pont

 André Rey (1935) demande à de jeunes enfants de construire un pont avec deux blocs de bois et trois petits plots. Avant cinq/six ans, l’enfant soutient l’un des plots en l’air entre les deux blocs comme les chimpanzés de Koehler, ensuite il utilise deux ou trois plots qu’il tient encore grâce aux pressions de ses mains. Enfin, il pose l’un des plots pour soutenir les deux autres dont il a placé les extrémités sur les deux blocs en bois. Le pont est alors construit et tient sans aucune aide corporelle !

Ainsi à partir de cinq ans approximativement, l’enfant se montre capable de résoudre pratiquement de petits problèmes de mécanique statique et dynamique. Paul Guillaume (1942) donne de cette physique des aperçus très suggestifs dans Introduction à la psychologie : « Un enfant adroit qui lance une pierre tient compte implicitement de l’action de la pesanteur sur la trajectoire, s’il pousse une balançoire, il règle son effort sur la période propre d’oscillation de l’appareil. L’adresse repose ici sur une sorte d’intelligence mécanique intuitive. »

 

Le langage, système de signes arbitraires[2], donne donc à l’intelligence pratique de l’enfant une portée considérable comparée à celle de l’animal. L’enfant peut comprendre des situations qui sont trop complexes pour l’intelligence des singes, imaginer, inventer des solutions. Situations qui deviennent réellement complexes à partir de quatre/ cinq ans.

Cela constaté, les prouesses de l’intelligence pratique de l’enfant de cinq ans, qui sait fort bien parler, ne possède pas encore les caractéristiques de l’intelligence d’un enfant de sept ans. Il lui manque en particulier : a) des formes méthodiques de recherche, b) le besoin systématique de preuves pour étayer son jugement souvent absurde ou fantaisiste lorsqu’il fournit une explication aux événements physiques qu’il observe. (Cf. article précédent, publié sur le blog en janvier 2014).

 

Pourquoi ces frontières entre l’animal et l’enfant ?

 

Chez l’homme, on atteint un maximum d’organisation neuronale tel que, pour la première fois, un seuil est franchi qui donne au cerveau humain des propriétés psychologiques d’un tout autre ordre que celles du psychisme animal. Même si on trouve en petit dans le psychisme animal tout ce qui émergera dans le psychisme humain, la différence est telle entre l’état primitif animal et l’état humain qu’on peut objectivement parler de différence de nature spirituelle.

 

Chez les mammifères inférieurs, la prise en charge du psychisme par l’écorce, le néocortex, est minimale et laisse encore beaucoup de possibilités de commande des comportements au sous-cortex (l’hypothalamus et le thalamus) ; il manque à ce psychisme, toute la dimension supérieure qui dépend de l’écorce cérébrale.

 

Chez les mammifères supérieurs (les primates singes ou les hommes), le sous-cortex, bien que déjà très compliqué, perd néanmoins en importance et en autonomie dans la direction des conduites au profit des progrès des connexions du cerveau supérieur, le néocortex. Il s’ensuit que l’analyse sensorielle et la commande motrice volontaire sont dépendantes de centres bien plus complexes que les centres de la base avec des possibilités d’interconnexions bien plus compliquées entre centres récepteurs et moteurs.

 

Chez l’homme, le psychisme se démarque totalement de celui du primate grâce à une organisation néocorticale très complexe. Le nombre de neurones (entre 86 et 100 milliards) et la densité des interconnexions neuroniques sont suffisamment supérieurs à ceux observés chez les grands singes pour rendre compte de toutes les possibilités psychiques spécifiquement humaines : la pensée, la conscience[3], la conscience réfléchie, la mémoire d’évocation, la capacité de juger ce que l’on a fait et y revenir. Et comble de la spécificité humaine : les progrès de l’histoire de l’humanité ! Toutes possibilités que ne possède pas du tout les primates et l’animalité dans son ensemble.

La dimension de progrès historique est sans conteste une des marques essentielles de la spécificité des sociétés humaines en regard des sociétés animales dont les transmissions ne connaissent pas d’évolution, elles sont figées !

 

Appendice :

 

1) Nouvelle définition possible du terme : «pensée »

« Il existe beaucoup de confusion sur le terme « pensée ». La pensée n’est pas une substance, elle n’est pas un mécanisme. Pour un biologiste, la pensée est le rapport adaptatif que tout corps vivant entretient avec son milieu. Les arthropodes, les invertébrés ont une pensée qui est très génétique, leur rapport au milieu est fixé très proche de leur génome. C’est une contrainte mais c’est peut-être aussi un succès parce qu’ils se développent de façon clonale. Des mutations favorables peuvent être reproduites très vite. La connaissance que nous avons des arthropodes dans un certain sens soutient les thèses sociobiologiques, si on veut bien admettre que la pensée est le rapport adaptatif à son milieu, alors tous les êtres animaux et plantes pensent. Chez les vertébrés et au plus haut point chez homo sapiens, le milieu modifie la structure ; nos gènes font que nous sommes homo sapiens mais ils nous donnent une très grande liberté par rapport au milieu. L’évolution a sélectionné une stratégie de développement qui fait que chaque individu peut se modifier au cours de sa vie, qu’il bénéficie d’une très grande liberté épigénétique. C’est une des bases de succès et de l’adaptation de l’espèce humaine, encore que sans vouloir être pessimiste, après deux cent mille ans d’existence à peine, nous ne savons pas vers quoi mènera ce perfectionnement extraordinaire des mécanismes épigénétiques.

Enfin nous pouvons nous adapter par individuation mais aussi par l’invention d’artéfact comme la culture qui est, avec la mémoire génétique, et la mémoire individuelle, la troisième et dernière forme de mémoire à laquelle nous pouvons nous référer pour penser le vivant (A. Prochiantz (2000).

 

2)  Supériorité et fragilité du cerveau humain

 

La thèse évolutionniste en nous situant par rapport à l’animal, loin de nous animaliser, nous aide à mieux comprendre en quoi biologiquement nous émergeons de l’animalité et nous nous en différencions, en quoi l’inférieur éclaire le supérieur et réciproquement. Le cerveau humain apparaît objectivement comme le plus complexe, comme l’aboutissement évolutif de la complexification biologique.

Notre cerveau est assurément supérieur à celui de l’animal, mais il n’est pas achevé à la naissance. La myélinisation[4] se fait notamment entre la naissance et sept ans et, sous réserve, de conditions alimentaires suffisantes, elle se poursuit jusqu’à vingt ans. Le développement de notre cerveau est donc très lent en regard de celui de l’animal. Partant, la nette supériorité du cerveau humain s’accompagne d’une plus une grande fragilité en regard de celui de l’animal : l’humain peut choisir le plus grand nombre de ses conduites, elles ne sont pas fixées héréditairement. Or, il peut se tromper tandis que l’animal, guidé par des règles de conduites le plus souvent très strictes, voit sa liberté d’adaptation très restreinte.

 

Cette supériorité et fragilité du cerveau humain confortent quelque confusion chez certains défenseurs des animaux qui assurent que leurs conduites sont supérieures ou égales à celles des hommes puisque qu’ils n’ont jamais inventé une machine ou des comportements barbares !

Beaucoup « plus sensé » que Descartes et tout autant homme du 17ème siécle, le grand La Fontaine pourrait peut-être convaincre ces défenseurs de l’excellence animale : « J’attribuerais à l’animal non point une raison selon notre manière, mais beaucoup plus aussi qu’un aveugle ressort …Mais, je ferais notre lot infiniment plus fort : Nous aurions un double trésor…» ( Les deux rats, le renard et l’œuf, fable par laquelle La Fontaine répond à Descartes).

 

3) Différences de performances intellectuelles et différences de cerveau

 

Tous les hommes actuels même les plus primitifs australiens ont le même cerveau, donc à l’origine les mêmes possibilités sous de légères variantes individuelles (qui seront peut-être éclairées dans un avenir proche). Les différences de performances intellectuelles observées entre les hommes résideraient surtout dans la manière dont on a appris à stimuler leurs connexions neuronales de la naissance à sept ans et même jusqu’à vingt ans ; ce qui pourrait expliquer les différences de performances intellectuelles enregistrées.

 

A.C.B.

 

Références

Chauchard, P (1961). Des animaux à L’homme, Paris : P.U.F. : lire tous les chapitres (notamment pp. 1-85).

                          (1956). Sociétés animales, société humaine, Paris : P.U.F.

Guillaume, P. (1942). Introduction à la psychologie de l’enfant, Paris : Colin.

Koehler, W. (1927). L’intelligence des singes supérieurs, Paris : Alcan (traduit par P. Guillaume).

La Fontaine, J (1678). Les deux rats, le renard et l’oeuf, Livre 10 ème, fable I ─ Réponse à Descartes ─ Paris : Gallimard (Collection La Pleïade).

Piaget, J. (1966). La psychologie de l’enfant, Paris : P.U.F. (Coillection : Que-sais-je ?: n° 369, pp. 41-72).

                  (1932). La construction du réel ; Paris : D.N.

Prochiantz, A (2000). Qu’est ce que la vie ? Paris : O, Jacob, Volume 1, pp.309-310.

Rey, A. (1935). L’intelligence pratique chez l’enfant, Paris : P.U.F.

Viaud, G (1956). L’intelligence, Paris : P U.F. lire tous les chapitres (notamment pp. 40-51)

 



[1] Dans des articles ultérieurs, nous revenons longuement sur la signification de ce terme fondamental dans la théorie de Piaget.

[2] Le système de signes arbitraires que constitue le langage est uniquement autorisé par le cerveau humain et lui donne la possibilité d’évoquer des objets absents de sa perception.  Cette possibilité ou la fonction symbolique sera détaillée ultérieurement.

[3] Le mot « conscience » permet de mieux différencier l’homme de l’animal que le mot « pensée », comme le montre l’extrait de Prochiantz cité ci après.

[4]  La myéline est une gaine qui va progressivement envelopper les neurones pour autoriser la transmission de l’influx nerveux. Elle est donc indispensable pour établir les connexions neuronales.



05/03/2014
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