Annie Chalon-Blanc

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Z ... : un professeur captivant (La reconnaissance de soi dans le miroir)

René Zazzo (1910-1995)

 

Ce premier article dédié à René Zazzo commence par un résumé de la psychogenèse de la reconnaissance de soi, indice fort de la conscience de soi, selon Zazzo. Il est suivi du récit de ma rencontre ineffaçable avec ce grand psychologue.

 

Les années Z ...

 

Première partie : un professeur captivant (1969-1970).

 

Les thèmes de recherche de Zazzo.

Formé par Gesell (observateur minutieux de l’enfant), Galton (inventeur de la méthode gémellaire) et Wallon (grand psychologue et clinicien chevronné), Zazzo étudiera notamment la genèse de la conscience. Seront rapportées ici uniquement et brièvement ses études sur la reconnaissance de soi mettant l’accent sur le rôle de l’autre dans la conscience de soi. Nous relaterons ses travaux et son cours sur l’intelligence dans un article ultérieur, mais ne dirons rien de ses études sur les jumeaux.

 

Zazzo : Reconnaissance de son image et conscience de soi

 

Pour bon nombre de psychologues du XXème siècle, les débuts de la vie psychique sont une sorte d’état d’indifférenciation entre ce qui relève des choses et des autres et ce qui demeure du sujet lui-même. Or, pour parvenir à différencier sa personne des choses et surtout des autres, tout enfant passera par des jeux d’alternance dont il sera tour à tour l’auteur et l’objet à l’égard d’autrui : toute indécision, toute délibération deviendra un dialogue entre le moi et l’autre intériorisé, l’objecteur (le socius de Wallon). Mais cet aller-retour incessant ne permet pas encore la stabilité et la constance de soi indispensable à la conscience de soi que Wallon définit par la totale extériorité d’autrui et la totale intégrité de soi (1945). A partir de trois ans, on verra disparaître peu à peu les traces d’indifférenciation ente le moi et l’autre, mais l’autonomie du moi, âprement conquise, conservera toujours un sous-moi (l’autre), grâce auquel l’unité du moi sera assurée et difficilement compromise. Preuve de l’existence latente de cet autre, les cas pathologiques où le moi que le sujet s’est constitué est envahi par l’alter qui prend possession de lui.

 

Pour étudier la genèse de la conscience de soi, Zazzo  recueille les réactions du bébé et du jeune enfant à trois sortes d'images : 1) dans le miroir, 2) sur les photographies, 3) devant les images cinématographiques.

 

Pour ces trois types d’images, il observe que :

1-     la reconnaissance d’autrui précède de loin la reconnaissance de soi ;

2-    pendant une première période, le sujet paraît ne pas se voir ni même se regarder ;

3-     la reconnaissance d’autrui se fait dans le miroir vers l’âge de huit mois, plusieurs mois avant d’être probable pour la photo et pour le film vers dix-huit mois ;

4-   paradoxalement, l’image de soi dans le miroir reconnue beaucoup plus tôt, reste longtemps comme affectée d’incertitude et d’inquiétude alors que les images photos et cinématographiques sont acceptées sans hésitation dès l’instant où elles sont identifiées […] ;

5-     sauf une seule fois, l’expression « c’est moi » n’est pas employée pour identifier les images de quelque nature qu’elles soient alors même que l’enfant parle de lui en disant « moi ». Mais, il désigne les images de lui par son prénom seulement. Le geste si fréquent d’attribution, main frappant la poitrine, signifiant « c’est moi » ou « c’est à moi », n’est jamais apparu non plus pour s’identifier à l’image. Un décalage s’opère donc très nettement entre le niveau du matériel verbal dont l’enfant dispose et le niveau de celui qu’il utilise tout spécialement pour identifier son image mouvante sur l’écran (d’après Zazzo, 1962 : Conduites et conscience - tome 1, pp. 168-169).

 

Zazzo affine et récapitule la genèse de l’image spéculaire ainsi :

1°) le bébé ne réagit pas, ne se regarde pas (0 à 3 mois) ;

2°) le bébé regarde l’image d’autrui mais pas la sienne (3 mois) ;

3°) le bébé se retourne de l’image de l’autre vers son modèle et commence à s’intéresser à sa propre image (8 mois)[1];

4°) le bébé s’intéresse surtout à son image (1 an) ;

5°) l’enfant présente des réactions de désarroi puis de reconnaissance explicite (2,1 et 2,3 ans) […].

Du jour où l’enfant rougit devant le miroir et détourne la tête, on peut supposer qu’il a perdu son innocence première. Le désarroi traduit une inadaptation, la continuité est brisée, c’est le travail du dédoublement qui commence : « être l’autre qui se regarde »[2], dédoublement préparé par ces jeux insouciants d’alternance entre l’autre et soi. La confusion avec l’image est perdue, et la reconnaissance n’est pas encore explicite, mais quand elle le devient, elle n’en est pas pour autant parfaite, puisque l’enfant désigne son image, non pas par le moi envahissant et captatif, non pas par un geste d’appropriation, mais par son nom […].devenu comme une forme extérieure, objectivée du moi (ibid., pp. 174-175).

 

Parallèle entre genèse du langage et genèse des images de soi

-         (production) les premiers mots apparaissent vers neuf mois, les premières phrases vers vingt mois ;

-         (compréhension) vers le milieu de la première année, l’enfant réagit à son nom, et vers l’âge de vingt mois, il met son doigt sur sa poitrine quand on lui demande qui est « X : prénom de l’enfant» ;

-         (production) bien avant deux ans, l’enfant possède un vocabulaire de plus de deux cents mots et il sait se désigner du doigt, mais il ne sait pas bien dire son nom si celui-ci est compliqué ;

-         le moi et le tu apparaissent à peu près simultanément à deux ans et demi. C’est à cette même période que disparaît brusquement et définitivement les réponses en écho (ex : on dit à un enfant « bonjour Paul », il répond « bonjour Paul » );

-    l’emploi du "moi", d’abord discret, envahit brusquement tous les propos de l’enfant vers deux ans et huit mois, et élimine complètement en moins de quinze jours l’emploi du prénom.

   - l’emploi délié du « je » est légèrement plus tardif.

 

Et Zazzo de noter : « l’usage correct du je ne dépend pas d’un professeur de grammaire. Tout le monde dit je…le je n’est à personne, et le je qui parle devient le tu quand on lui parle, ou le il quand on parle de lui.» (ibid. pp. 169-170). Le prénom, le moi, le je, le toi, le tu vont se définir et se délimiter l’un par rapport à l’autre. « La dépersonnalisation de l’outil verbal affirme et confirme la personnalisation du sujet (ibid., p. 170) ».

 

Conclusion :

« Par la façon dont l’enfant réagit à l’image de son corps, le miroir nous révèle donc les origines mêmes de la conscience, l’image du corps étant essentiellement conscience de soi. Image inexistante, image confondue dans une situation globale. Premier désarroi, première timidité, image déroutante. Image identifiée par le nom. Enfin, plus tard pour l’adulte normal, image sans matérialité mais d’autant plus fidèle. Pour l’image de soi et solidairement pour l’image d’autrui, pour l’image des êtres comme pour celles des choses, une transmutation s’opère et des impressions indifférenciées de la sensibilité brute aux représentations claires et distinctes de l’expérience vécue à l’activité symbolique.

Ainsi la conscience apparaît comme toute chose, dans le mouvement général qui va du chaos à la création perpétuelle de l’univers » (ibid. p. 177).

 

L’intérêt pour la reconnaissance de soi dans le miroir, déjà porté par Wallon (1934) et Lacan (1937), à l’époque où Zazzo fait ses premiers travaux (1945) sera développé notamment par Mounoud et Vinter (1981). Zazzo rappellera, à l’instar de Wallon, que les rapports entre le moi et son complément nécessaire, l’autre intime, vont des états les plus élémentaires au plus complexes de la conscience chez le sujet normal, mais prennent un caractère pathologique dans certaines hallucinations. Le malade voit apparaître soudain devant lui son image (héautoscopie) [3] ; ou bien ne la voit plus dans le miroir (héautoscopie négative). Zazzo en tirera que l’image du corps n’a de sens que si elle est vraiment une image, c’est-à-dire autre chose que le simple résidu de sensations et de perceptions, fussent elles aussi intimes que des impressions cénesthésiques. Le dédoublement pathologique[4], au contraire, suppose déjà l’existence permanente et normale d’un double. La maladie ne crée rien, elle révèle (d’après Zazzo, ibid., pp. 176-177).

 

 

 

 

A maintes reprises, j’ai dit combien René Zazzo était un pédagogue exceptionnel. Je veux le redire ici. Dans mon parcours universitaire, il fut le seul à savoir faire un cours passionnant et accessible à presque tous.

Agé de cinquante-neuf ans en 1969, Zazzo était un homme plutôt frêle. Il ressemblait à un petit échassier. Toujours vêtu d’une veste en tweed, d’un pantalon sombre ; muni d’une pipe et d’une serviette sobre, il se déplaçait prestement et riait aisément.

 

Après avoir vécu cette révolution intérieure, j’observai les gens autour de moi comme des êtres dotés de modes de pensée illusoires. Tous, comme je l’avais été longtemps avant les enseignements de Zazzo, étaient plongés dans une sorte d’obscurantisme. Ils ne savaient pas que leur image (miroirs, photos, films) n’était que l’écume de leur être, un petit élément d’une infime partie de leur histoire. Ils ne savaient rien de cette image qui n’était due qu’à leur capacité d’être l’autre. Car leur allure, leur voix, leur regard n’appartenaient qu’à l’autre. Les pauvres ! Ils faisaient comme s’ils pouvaient se voir ou s’écouter réellement !

J’essayais de partager mes connaissances bouleversantes sur le rôle d’un autre intériorisé, perpétuel partenaire du moi dans la conscience de soi, avec quelques-uns uns de mes proches. Ceux-ci, peu psychologues à l’évidence, s’inquiétèrent de ma santé mentale et ne comprirent rien à mon Savoir. Inconscients, indécrottables, ils étaient ! Aucun de ces égarés ne put saisir que j’étais une ‘Alice’ passée derrière le miroir. Je mis donc rapidement fin à mes généreuses transmissions, et les transférai vers mes professeurs autres que Zazzo.

 

Dans les cours de psychologie banale, je posais des questions et faisais parfois de la résistance, notamment chez Mr Durandin, grand spécialiste du mensonge. Je lui fis remarquer que nous nous mentions tant à nous-mêmes dans notre mode d’appartenance à l’univers que les pauvres mensonges qu’il recensait et analysait, avec soin, étaient tous plus inconsistants que des chiures de mouches. Lors d’un contrôle de psychologie sociale, j’écrivis que : « les sciences humaines, qui prenaient le train en marche pour observer les miettes que les voyageurs pouvaient leur donner à voir, n’avaient qu’un intérêt minime »; ce qui me valut un huit sur vingt. Et pourtant, qui ne sait rien sur l’origine de sa psyché, qui ne sait pas que la femme ou l’homme qu’il voit ou fréquente porte en lui tous les âges passés de sa vie, celui ou celle-là ne sait vraiment pas grand-chose. Grâce à René Zazzo, je m’attachais à me poser des questions fondamentales sur la construction de la conscience que j’avais de moi.

 

Un jour du printemps 1970, je faillis me perdre dans les rues Cujas, Victor Cousin et Soufflot, il me semblait que je tournais le dos à la rue Gay Lussac et je devins vite inquiète à l’idée de rater quelques minutes du cours passionnant qui modifiait toujours mon rapport à ma propre vie et à celle des autres. Un psychanalyste, particulièrement inspiré, aurait hypothéqué que je redoutais tant d’aller écouter mon « Maître » que j’en perdais le nord. Toute cette révolution intérieure que je porte toujours en moi a duré un an, la plus belle année de toutes mes études universitaires jusqu’à ma vraie rencontre avec Pierre Gréco, qui allait faire passer l’excellence (1975).

 

A.C.B.

 (Fin de la première partie)

 

Références :

Lacan, J. (1937) Communication au 14e congrès psychanalytique international, Marienbad (1936), International journal of psychoanalysis.

Wallon, H. (2002) Les origines du caractère chez l’enfant. Les préludes du sentiment de personnalité, Paris, P.U.F. (éd. originale 1934, Paris, Boivin).

Zazzo, R. (1960) Les jumeaux, le couple et la personne, Paris, P.U.F.

Zazzo, R. (1962) Conduites et conscience, t. 1 et 2, Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé.

Zazzo, R. (1973) La genèse de la conscience de soi, in Psychologie de la connaissance de soi, symposium APSLF, Paris, P.U.F. 145-213.

Zazzo, R. (1981) Miroirs, images, espaces, in P. Mounoud et A. Vinter, La reconnaissance de son image chez l’enfant et l’animal, Paris, Delachaux & Niestlé.

 

 

 

 



[1] Pour les psychologues, le critère de la reconnaissance de soi est élevé : « C’est moi » dira l’enfant devant son image. Il ne s’agit pas du vif intérêt, voire jubilatoire, porté à son reflet par le bébé de 7/8 mois.

[2] Parenthèse ajoutée par nous.

[3] « Il me semble que ma conscience est devant moi, là à quelques mètres, déclarera un malade (CC, p. 176).

[4] C’est le double dégagé au cours de la première enfance, à partir de situations globales où le sujet était confondu, qui s’empare du moi et traduit ainsi une chute d’efficience intellectuelle, un trouble profond de l’activité symbolique (CC, p. 176).

 

[5] Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle.



19/01/2013
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