Annie Chalon-Blanc

Annie Chalon-Blanc

L'intelligence chez le bébé de la naissance à dix-huit mois

 

Zazzo commençait son cours sur l’intelligence en déclarant : « La qualité la plus enviée, la plus recherchée chez l’homme, à travers le monde entier, est l’intelligence. » Cette déclaration provoquait de longs sifflements qui s’élevaient au-dessus d’un brouhaha général. Quand les sifflements s’arrêtaient, un garçon rugissait : « C’est l’argent qui fait courir le monde, c’est lui qui est la valeur la plus recherchée et la plus enviée. Ce n’est pas l’intelligence. Monsieur Zazzo, vous êtes un intellectuel, vous méconnaissez l’attrait que peut susciter l’argent ! »

Toujours ravi d’être contesté, Zazzo n’en démordait pas : « Non, Monsieur ! L’intelligence s’impose avant l’argent comme valeur la plus admirée et la plus recherchée. »

Nous étions quelques uns à partager son point de vue, et je n‘ai pas changé d’avis depuis.

 

L’intelligence, tout le monde en parle. Beaucoup sont persuadés posséder la chose à bonne dose, elle leur vient de leur père, plus rarement de leur mère ou d’un grand-père, tous ascendants bons élèves ou gens très malins. A contrario, certains sont tout à fait convaincus de ne pas être nantis de cette noble qualité qu’ils envient. Ceux-là confondent diplômes et intelligence[1] et souhaitent que leurs enfants ne soient pas comme eux, qu’ils réussissent à l’école.

Or, l’intelligence dont nous allons parler ci-dessous et ultérieurement est le bien de tous sauf de cas pathologiques (débiles, idiots, imbéciles). Or, ce n’était pas à cette intelligence-là,  celle de tous, que Zazzo se référait, mais à celle attestée par les triomphes intellectuels de quelques très rares.

 

 

L’intelligence chez le bébé de la naissance à 18 mois

 

Piaget a consacré l’essentiel de son œuvre aux différentes formes d’intelligence qui apparaissent chez tous les humains au cours du développement. Une fois établis les critères des conduites intelligentes, il les débusquera à tous les âges en montrant que les premières préparent les suivantes qui préparent elles-mêmes celles qui leur sont postérieures. Cette genèse de l’intelligence est celle de la pensée rationnelle naturelle, en termes plus simples : celle de la raison.

 

Jean Piaget retient d’abord, des critères de l’intelligence ou plus précisément une définition qui fait l’objet d’un consensus général : “L’intelligence est une question de jugement et non point de perception. Or, le jugement ne fonctionne précisément que lorsque la perception ne suffit point à renseigner le sujet. Un acte sera d’autant plus intelligent que la perception immédiate est trompeuse. Notre problème sera donc de comprendre pourquoi les sujets d’un certain âge se fient à cette perception, sans plus, tandis que d’autres plus âgés la complètent et la corrigent par l’intelligence.” (Genèse du nombre, p. 13).

 

En clair, ici comme ailleurs, l’intelligence est définie par un détour en regard des perceptions momentanées. Elle consiste à trouver une solution non inscrite dans les données immédiates. La solution est à inventer et non pas à lire dans les données empiriques ( = fournies par les sens). Et plus le détour sera grand, et plus la conduite sera intelligente. L’histoire de la complexité croissante des détours est celle de l’intelligence logique ou rationnelle. L’intelligence de tous et non pas celle des logiciens ou mathématiciens.

 

Première forme de l’intelligence de tous : l’intelligence sensori-motrice.

Sensori signifie sous la dépendance des sensations tout en étant capable de les dépasser, motrice renvoie à la coordination des gestes et des mouvements nécessaires à la mise en place des solutions qui sont toutes des conduites motrices (Cf, discussion en fin de texte).

 

Les premiers détours ou solutions non inscrits dans les données sensorielles présentes peuvent se rencontrer chez de nombreux animaux et chez tous les bébés. L’animal intelligent ira rechercher derrière un grillage la nourriture qu’il perçoit. La nourriture se voit, mais le détour imposé par le grillage pour satisfaire la faim n’est pas inscrit dans les données immédiates. La poule et le coq, tout aussi bêtes l’un que l’autre, s’évertueront à claquer leur bec sur le grillage pour tenter en vain d’atteindre l’inaccessible graine. Ils finiront par contourner le grillage par hasard.

Chez le bébé, on observe des conduites de détour de plus en plus complexes. Celle qui est le critère le plus décisif de l’intelligence, c’est-à-dire d’une solution non inscrite dans les données immédiates, est sans conteste la recherche réussie d’un objet caché. C’est vers 8/9 mois seulement qu’un bébé ira rechercher un objet qui lui plaît et qu’on a placé devant lui hors de sa vue mais à portée de sa main. Piaget appelle cette conduite celle de « l’objet permanent ». Permanent, car l’objet continue d’exister hors des perceptions immédiates puisque le bébé sait comment le retrouver ; ce qui n’est pas le cas un ou deux mois auparavant.

 

Exemples

 

1) Vous jouez avec votre bébé de 6 mois. Vous agitez un hochet. Puis, vous le glissez sous ses yeux sous sa couette. Il ne va pas le chercher. Il le voudrait bien pourtant. Ne le voyant plus, il pleure. Pour le consoler, vous êtes obligé(e) de faire dépasser un peu le hochet de la couette, afin que votre bébé le voie partiellement. Alors, il l’empoignera immédiatement et le jeu continuera. Votre bébé de six mois a besoin d’un indice perceptif pour retrouver l’objet qui lui fait plaisir. Il n’est pas encore intelligent car la recherche est inscrite dans les données présentes puisque le hochet est vu partiellement. Il n’y a donc pas détour.

 

2) Ce même bébé ira, à 8 mois, systématiquement rechercher son hochet sous la couette quand il ne le verra plus du tout. Son intelligence corrigera la perception trompeuse d’une disparition. A cet âge et dans cette situation précise, il n’a plus besoin d’un indice perceptif pour trouver la solution. Preuve tangible pour l’observateur Jean Piaget d’une conduite de détour, d’un acte intelligent tel qu’il a été défini : trouver une solution non inscrite dans les données immédiates.

 

Cette recherche d’objet entièrement caché ne réclame pas seulement d’avoir mémorisé le hochet et le déplacement. Elle réclame beaucoup plus, elle demande d’établir une relation de cause à effet entre le déplacement et la disparition du hochet. Compliquons un peu la situation pour mieux analyser ces premiers détours en termes de mise en relation entre les événements observés.

 

Exemples

 

1) Votre bébé a 12 mois, et vous cachez un objet successivement sous deux écrans. Vous jouez avec une petite balle, et il est très heureux. Vous mettez sous ses yeux la balle dans une boîte vide sans couvercle pour qu’il ne se blesse pas. Il rit de bonheur. Vous glissez la boîte sous sa couette en y laissant très rapidement la balle. Vous ressortez votre main avec la boîte vide. Il ébauche un geste vers la couette, puis regarde la boîte, la secoue et il pleure. La balle n’y est pas, Il ne va pas la chercher sous la couette. Elle continue d’exister pour lui, bien qu’il ne la voie plus, puisqu’il la cherche dans la boîte, là où il l’a vue disparaître. Il a un an seulement et la permanence de l’objet est encore confinée dans l’immédiateté de la disparition. Il n’établit pas de relation causale entre les deux déplacements successifs : pas dans la boîte (premier écran) ‘donc’ sous la couette (second écran). Pourtant, il a probablement mémorisé les successions temporelles des déplacements puisqu’il commence par ébaucher un geste vers le second écran (la couette), mais il ne peut encore relier les deux déplacements, même sous une forme embryonnaire, pour en déduire la place de la balle.

 

2) Ce bébé a 18 mois, vous lui proposez le même jeu, et il ira rechercher immédiatement la balle sous la couette. La perception de la boîte vide le laissera complètement indifférent. Ce bébé intelligent ne se raconte pas : si la balle n’est plus dans la boîte alors elle est sous la couette ou mieux : si x n’est plus dans y, alors il est sous z. Mais pour le psychologue qui ne confond pas mémoriser et relier, il n’en reste pas moins que la recherche d’un objet disparu sous deux écrans successifs peut être considérée, au plan moteur, comme l’équivalent d’une déduction, et plus précisément comme l’équivalent d’un raisonnement transitif.

 

Vous souriez et il y a de quoi. Les bébés de 18 mois ne sont pas tous habiles avec les symboles logico-mathématiques. Il s’agit seulement de l’équivalent d’une relation logique transitive et non pas de la relation transitive proprement dite. Celle-ci sera exercée par tous les enfants six ans plus tard sur des objets. Et elle sera sommairement verbalisée : "Si le troisième bâton est jugé plus grand que le second, il ne sera pas comparé au premier pour être placé en troisième position. Il est plus grand que celui-là, le deuxième. Et il est forcément plus grand que le petit, le premier.", dira l’enfant de 7/8 ans en ordonnant une série de dix baguettes selon leur grandeur et en les alignant sur leur base.

 

Ces exemples voulaient montrer que :

La relation transitive prend sa source dans les conduites sensori-motrices intelligentes du bébé. Elle s’enracine dans la première forme (et étape) du développement de l’intelligence logique alors même que le bébé de 18 mois ne parle pas ! Il dit trois mots pour faire une phrase, mais il est intelligent. Le mais d’opposition a toute son importance. Il indique que, pour Piaget, le langage ne crée pas l’intelligence. Elle existe avant lui. Telle est la première conclusion piagétienne : celle à laquelle il aboutit après l’étude de la naissance de l’intelligence chez ses propres bébés qu’il a considérés à juste titre comme des représentants universels de l’humanité.

Toutes ses recherches ont été reconduites avec les bébés du monde entier pour aboutir aux mêmes résultats, à des âges approximativement identiques.

Précisons d’ores et déjà que langage va donner à l’intelligence une puissance d’évocation telle que la distance établie entre l’objet et l’enfant ne se mesurera plus à l’aide d’un geste, mais à l’aide de plusieurs mètres. Elle finira par devenir indéfinie chez tous les adolescents scolarisés.

 

Discussion

 

Que valent les âges et les critères des premières conduites intelligentes « piagétiens » dans les années 2000 ? La première forme d’intelligence est-elle réellement motrice ?

 

Grâce à la mesure du temps de fixation des endroits stratégiques (apparition, disparition, réapparition attendue de l’objet), les travaux de Baillargeon (1987, 1992, 2000) et Spelke (1992, 2000) montrent notamment que les bébés de 4/5 mois attendent qu’un objet qui disparaît derrière un écran réapparaisse de l’autre côté. Il semblerait que l’objet continue donc d’exister dès cet âge. Mais cette ‘permanence’ ne relève pas du même niveau d’élaboration que celle mise en évidence par Piaget avec les bébés âgés de 9 à 18 mois. Chez Piaget la permanence de l’objet caché est attestée par l’annulation, par une conduite motrice, de la disparition qui implique la mise en relation (et non la seule mémorisation) des actes qui ont précédé la disparition. Elle est une propriété définitivement ajoutée, par le bébé, à l’objet : son objectivité. A partir du moment où le déplacement et l’endroit de la disparition ont été mis en relation de cause à effet, l’objet existe indépendamment des propres actes du bébé (voir, prendre, sucer, jeter etc.), il existe pour lui-même en fonction des déplacements qu’il a subis.

Chez les bébologues actuels, la permanence précoce de l’objet semble plus provisoire car indissociable du temps de fixation de l’objet observé en position statique (Uller, Carey et al, 1999). Elle semble être une compétence contingente liée à l’activité perceptive et aux scènes répétitives qu’elle engrange. Ces chercheurs mettent toutefois en lumière que le monde du petit bébé est moins chaotique (= fait de tableaux qui s’évanouissent hors de sa perception) que ne l’avait montré Piaget. Attention, il est question pour eux d’attentes perceptives chez le petit bébé de la réapparition et non pas d’intelligence ‘perceptive’. Pour éviter les fausses querelles, il conviendrait de ne pas utiliser le terme permanence à tout va. Par exemple, chez Piaget, il s’agit de «la première recherche couronnée de succès d’un objet caché » et pour les bébologues de « l’attente perceptive stratégique et momentanée de la réapparition de l’objet caché ». Si l’attente est indispensable à la recherche ultérieure, elle ne satisfait aucunement la définition de l’intelligence donnée dans le texte précédent. Certains bébologues actuels, prudents, restent fidèles aux définitions exigeantes que nous avons développées. Par exemple, Gouin-Decarie et Ricard (2000), prudentes, montrent, avec preuves à l’appui, que l’objet continue d’exister avant 8 mois sans surestimer cette attente en termes de compétence intellectuelle.

 

Un article ultérieur portera sur la seconde forme (et étape) de l’intelligence de tous : les conduites pratiques ou instrumentales.

 

 

A.C.B.

 

Références

 

Baillargeon, R. (2000). La connaissance du monde physique par le bébé. Héritages piagétiens, Houdé, O., Meljac, C. (Eds), L’esprit piagétien. Paris : P.U.F., 55-87.

Carey, S et al. (1994). The representation supporting Infant addition. Poster presented at the International Conference on Infant study. Paris.

Chalon-Blanc, A. (1997). Introduction à Jean Piaget, Paris : L'Harmattan.

Chalon-Blanc, A. (2011). Piaget − Constructivisme Intelligence − L’avenir d’une théorie, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, Collection : Les savoirs mieux, 218 p.

Gouin-Décarie, T., Ricard, M. (2000). Piaget revisité. La théorie piagétienne de la petite enfance et ses critiques. L’esprit piagétien, Houdé, O., Meljac, C. (Eds), Paris : P.U.F., 99-123.

Piaget, J. (1941): La genèse du nombre (G.N.)Paris: Delachaux et Niestlé.

(1937) La construction du réel chez l’enfant, Paris : Delachaux et Niestlé.

(1964) Six études de psychologie, Paris : Gonthier-Denoël.

(1972 b) : Problèmes de psychologie génétique, Paris : Gonthier.


[1]  Il y a intersection entre ces deux classes et non pas emboîtement mutuel.




29/09/2013
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